CAHIERS PHOTOGRAPHIQUES

Texte Juliette Pym
(BBB-Centre d'Art_Toulouse)


Anne Caminade développe un travail photographique autour d'intuitions et d'introspections qui donnent lieu à différentes séries d'images, rassemblées dans des « Cahiers photographiques ». Elles sont construites comme des histoires aux enchaînements aléatoires, presque sur le mode de l'écriture automatique.
Ce sont principalement des images glacées au fil de ses déambulations, qui retracent un parcours poétique fait de rencontres effleurées. Chaque lieu est le théâtre d'une nouvelle série. « Voyage en pays de Poutine » ou encore « Les sans sommeil » – titres d'ailleurs mystérieux et sonores qui annoncent et augmentent leur dimension poétique – sont des photographies de voyage dont les passants sont le sujet central.


DÉRIVES

Au premier abord, on pense à la photographie de rue, cette discipline qui consiste à se laisser porter au gré de la ville et de ses rugosités, à la manière des situationnistes. La dérive des personnages comme du photographe – comme démarche d'un déracinement fertile, la ville comme terrain de jeu hasardeux. On peut facilement s'imaginer derrière l'objectif, captant les images qui pourraient constituer le film d'une journée à regarder les autres.

Les passants sont aussi les usagers des espaces intermédiaires, « non-lieux » qui appellent essentiellement un rapport à l'autre particulier. Un rapport indifférent la plupart du temps, mais aussi intrigant si l'on se met à se demander à quoi penser tous ces inconnus qui nous environnent, si l'on s'arrête le temps d'un regard. Le style photographique est en ce sens davantage poétique que social ou documentaire dans la manière de traiter le sujet, même si l'on peut percevoir des éléments qui nous permettent de prendre conscience d'autres réalités sociales et culturelles à travers le voyage. Les personnages ne sont pas exactement dans une action qui caractérise un mode de vie différent : ils rêvent, ils téléphonent, ils mangent, ils fument, ils attendent.

Anne Caminade s'intéresse à ce sens aux fictions qui se logent dans les temps morts : loin des clichés touristiques aux couleurs exacerbées, on y voit des espaces vides ou presque, des détails, mais surtout des portraits « volés », baignés de la lumière ambiante d'un quotidien étranger. Les portraits sont mis en valeur par une focale très contrastée. De manière presque intrusive, elle dépossède les protagonistes anonymes de leur image, pour en faire les acteurs inconscients des récits que se construisent dans notre imaginaire. Certaines photographies font d'ailleurs penser aux scènes peintes d'Edward Hopper, dans les-quelles l'indifférence ambiante produit un sentiment de solitude et de mélancolie : la dérive apparente laisse place à la dérive intérieure.

RENCONTRES

Les images sont d'autant plus saisissantes lorsque le sujet croise l'œil du photographe, comme dans « Voyage au pays de Poutine » par exemple. Il se produit alors une rencontre brutale, un surgissement qui brise le rapport d'indifférence entre deux passants qui se croisent. Une menace, voire un affrontement, vient créer un choc entre ces trajectoires parallèles. L'intrusion est dévoilée. Comme dans le travail photographique « Learning to disparition » de Nathan Bett, qui photographie des groupes de passants concernant l'objectif d'un mauvais œil, c'est l'hostilité du sujet face au photographe « de rue » qui frappe dans ces images , comme s'il était face à l'envahisseur. Cela pose des questions intéressantes sur le rapport d'intimité et de possessivité qui caractérisent notre rapport à l'image. Si « Apprendre à disparaître » traite exclusivement de ce sentiment de rejet, dans Voyage au pays de Poutine, ce qui lui confère un caractère que ponctuellement, davantage contrasté, un rythme, comme des photos de tension au milieu du paisible flottement des pensées vagabondes. Dans la fulgurance qui produit ces images, on peut retrouver l'idée du « punkt » dont parle Roland Barthes dans La chambre claire, et qu'il définit comme « piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure et aussi coup de dés. Le point d'une photo, c'est ce hasard qui, en elle, me point (mais aussi me meurtrit, me poigne) ».

Sur la tangente fragile entre réalité et fiction, errance et tension, la puissance silencieuse et évocatrice des photographies d'Anne Caminade révèle sans dévoiler les pensées qui naissent entre les lieux, entre les êtres.